jueves, 27 de agosto de 2009

Chronique de recherche sur Bagua (Amazonie péruvienne)

Suite aux événements du 5 juin 2009 (voir : http://www.courrierinternational.com/article/2009/06/11/a-qui-appartiennent-les-terres-d-amazonie), voici un témoignage de recherche sur le terrain à Bagua. Le caractère "confessionnel" du texte rend bien compte d'une situation exceptionnelle. Face à la représsion de l'État, une action collective spontanée émerge: "Mais ce qui me semble peut-être le plus significatif, c’est le fait que, lorsque les colonos ont appris que les forces spéciales de la police (DINOES) venues de Lima avaient commencé à chasser les natifs se trouvant à la Curva del Diablo à l’aide d’armement sophistiqué comprenant de petits tanks (tanquetas) et des hélicoptères, la population a accouru en masse pour, littéralement, les sauver..."

La solidarité est, bien sûr, de mise. Mais surtout, il s'agit d'une réaction "juste" face à une situation "injuste" et aux mauvais traitements envers les organisations indigènes de l'Amazonie de la part du gouvernement après deux mois de mobilisation intense et presque un an de tensions continuelles.

Le dénouement tragique du 5 juin peut être daté, effectivement, en remontant de quelques mois, mais il reste que la lutte des peuples indigènes s'inscrit dans un processus historique qui peut aller jusqu'à la constitution de l'Amérique en tant que formation sociale par les Européens en 1492. Moment fondationnel. Transformation des rapports de pouvoir qui ont laissé des traces indélébiles dans le continent. Domination et exploitation, oui, mais aussi lutte et résistance. Bagua en est la preuve la plus tangible. Quoique les conflits liés à la réprimarisation de l'économie se multiplient partout dans le pays.

Enfin, l'étude de terrain vient, d une certaine maniere, confirmer ce que d'aucuns dénoncent depuis le lendemain del "desalojo": les chiffres officiels (33 morts dont 25 policiers et 8 entre natifs et colons) ne révèlent pas réellement l'ampleur de l'intervention policière en ce qui a trait le nombre de morts indigènes. C'est pourquoi la moindre des choses est d'insister sérieusement dans la tenue d'une Commission d'enquête "impartiale" tel que recommandée par le Rapporteur spécial de l’ONU pour les droits des peuples autochtones, James Anaya( http://www.politicaspublicas.net/panel/noticias/america-latina/317-comunicado-relator-visita-peru.html ) Le gouvernement s'est déjà prononcé sur la question: Pas d'enquête (http://www.diariolaprimeraperu.com/online/nacional/noticia.php?IDnoticia=49 ) Les doutes du côté des organisations indigènes ne sont même pas dignes de vérification tandis que l'accusation de la part du gouvernement comme quoi des "pressions extérieures" seraient à l'origine des événements n'a pas besoin d'être prouvée. "Quand la raison d'État [et de la modernisation capitaliste] commande, tous les moyens sont bons, tous." Il n'y a pas d'argument raisonnable pour accepter cette situation. !Bagua no se olvida!

Chronique Bagua

(Département de l’Amazonas péruvien, provinces d’Utcubamba et Bagua : Bagua Grande, Bagua, communautés de l’Alto Marañón)

Montréal, le 24 août 2009(la versión en español también disponible en el sitio del GRIPAL) (la version en espagnol est disponible sur le site du GRIPAL (Groupe de recherche sur les imaginaires politiques en Amérique latine), http://www.gripal.ca/content/view/203/123/

Par Toni Giménez (Professeur de littérature comparée à l'Université Concordia et chercheur au GRIPAL)

Je m’excuse d’emblée de la forme un peu désordonnée du texte qui suit. Je voulais qu’il soit disponible le plus tôt possible, mais composer quelque chose qui se tienne s’est avéré plus difficile que prévu, même si j’ai renoncé à vous donner tous les détails du Baguazo que l’on peut trouver ailleurs.1

Le ton personnel, voire intime, de confesión dans le sens quasi religieux du terme a fini par s’imposer, bien qu’il soit truffé de données plus ou moins objectives nécessaires à la compréhension du tout.Je suis arrivé à Lima la nuit du 27 juillet, à la veille des Fiestas Patrias.

Mon contact à Lima, l’anthropologue Manuel Cornejo du Centro Amazónico de Antropología y Aplicación Práctica (CAAAP), m’avait déjà averti par courriel que la date était très mal choisie : les locaux du CAAAP allaient être fermés toute la semaine, tout comme d’ailleurs la plupart des organismes publics ou parapublics. Pas grave : cela me permettait d’aller sur place.C’est ce que mon collaborateur Wari Zárate et moi avons fait le lendemain.

Nous avons pris un autobus direct Lima-Bagua vers 19h30 et sommes arrivés à Bagua Grande mercredi le 29 juillet dix-neuf heures plus tard, soit vers 14h30.Il faut préciser qu’il y a deux “Baguas” : Bagua Grande, aussi nommée Utcubamba car elle est la capitale de la province homonyme, et Bagua, également appelée Bagua Capital car elle est la capitale de la province de Bagua ; les deux provinces font partie du Département de l’Amazonas.2 Bagua Grande et Bagua sont séparées par le fleuve Utcubamba ; le trajet en auto entre ces deux villes prend à peu près 50 minutes. Il y a beaucoup de taxis collectifs qui en font sans cesse la navette. Quant à la Curva del Diablo, elle est située à peu près à mi-chemin entre les deux Baguas, mais sur la route principale.

L’intérêt stratégique de cet endroit est évident : il constitue la porte d’entrée et de sortie de la Carretera Marginal de la Selva, la seule route qui relie le reste du Pérou non seulement au Département de l’Amazonas mais à l’Amazonie péruvienne au complet. Voilà pourquoi les nativos (les peuples autochtones de l’Amazonie, ainsi appelés par contraposition aux indigènes andins, appelés plutôt campesinos ou indígenas) avaient choisi de bloquer la route à ce point précis, même si leurs communautés ne se trouvent pas exactement là : elles sont au nord de Bagua à deux, trois heures ou davantage en auto de la Curva del Diablo, par une route en construction (de l’asphalte au tout début, le reste constitué de terre battue – parfois, devenue de la boue – pleine de pierres). Il y a à peu près 90 communautés nativas dans le Département de l’Amazonas.

Or, il n’y en a pas à Utcubamba, où se trouve Bagua Grande, car cette province fait plutôt partie de la yunga ou ceja de la selva, non pas de la selva à proprement parler. L’Amazonie péruvienne au complet compte à peu près 3 millions d’habitants dont environ 330 000 sont des autochtones, soit à peu près 10% ; le 90% restant est constitué de colonos (migrants venus d’autres régions du pays, principalement de la sierra andine).

L’Amazonie péruvienne est, depuis les années 1960, une sorte d’Eldorado ou, du moins, de planche de salut pour beaucoup de Péruviens, principalement andins, à la recherche de terres fertiles, un peu comme l’Ouest nord-américain l’a été pour les migrants européens au 19ème siècle ou, plus récemment, l’Alberta pour des milliers de Canadiens de l’est du pays.Il y a évidemment des tensions entre les colonos et les nativos de temps à autre. Ainsi, par exemple, en janvier 2002 plus d’une centaine d’aguarunas (Awajun) de la communauté Los Naranjos (Département de Cajamarca, à l’ouest du Département de l’Amazonas) ont tué 15 migrants venus s’installer dans leur territoire, après avoir porté plainte à plusieurs reprises auprès des instances gouvernementales et après avoir prévenu les colonos plusieurs fois de ce qui leur arriverait s’ils ne se retiraient pas de leur propriété.3 Les Awajun, un peuple dépositaire d’une ancienne tradition combative,4 emploient les outils légaux à leur portée mais, lorsqu’ils sont épuisés, adoptent ce qu’ils appellent la “voie légale [de] nos us et coutumes.” 5

Or, ces affrontements sont probablement en train de devenir de plus en plus exceptionnels. Ayant tissé des relations commerciales et interpersonnelles de plus en plus proches (les mariages mixtes ne sont plus rares), les colonos et les nativos ont appris à se respecter mutuellement. Les uns et les autres perçoivent maintenant d’ailleurs un double ennemi commun : les transnationales d’extraction de matières premières – dont des compagnies canadiennes telle que Talisman Energy 6 – et celui qui semble l’allié le plus fidèle de ces compagnies, le gouvernement de Lima, qui serait en train de “vendre” les ressources naturelles de l’Amazonie au plus offrant…7 Voilà ce qui explique le fait que, d’après nos conversations informelles ainsi que nos entrevues dans le cadre de l’instrument commun de recherche du GRIPAL, une majorité de la population des deux Baguas appuyait et appuie toujours les actions des hermanos nativos, tel qu’on les appelle le plus souvent.


Rappelons très rapidement les faits ayant conduit aux tragiques évènements du 5 juin 2009.Les nativos, principalement des Awajun mais aussi quelques Huambisas, avaient bloqué la route le 9 avril comme moyen de pression afin que l’on révise et abroge une centaine de décrets-lois censés être nécessaires pour “ajuster” la législation péruvienne au traité de libre-échange avec les États-Unis (en vigueur depuis le 1er février 2009).8 Parmi ces décrets-lois, plusieurs d’entre eux réduisaient les droits collectifs des peuples autochtones, voire les droits individuels de tous les citoyens péruviens. En voici un exemple : l’un des décrets exonérait de toute poursuite les agents des forces de l’ordre qui blesseraient ou tueraient des civils “en cumplimiento de sus funciones” et autorisait la détention sans mandat judiciaire.9

Les nativos (selon la plupart des estimations, ils étaient plus de trois mille à la Curva del Diablo à ce moment-là) ont été “délogés” dès l’aube du 5 juin, même si, d’après plusieurs témoins ayant participé aux négociations des jours précédents, ils avaient accepté de rentrer chez eux… dès le matin du 5 juin, après le petit déjeuner.

Revenons maintenant à la fin juillet. Une fois arrivés au terminal d’autobus de Bagua Grande, Wari et moi ne savions pas où il était préférable d’aller : Bagua Grande, Bagua Chica? Nous avons opté pour Bagua Grande tout simplement parce que Wari avait un contact là-bas : l’agence de nouvelles alternative SERVINDI,10 pour laquelle Wari travaille éventuellement, lui avait fourni le nom du directeur de Radio La Voz de Utcubamba, une petite entreprise familiale qui a été fermée par le gouvernement après le Baguazo, accusée par la ministre de l’Intérieur, Mme Mercedes Cabanillas, de susciter la haine parmi la population car cette station a été la première à informer de ce qui arrivait.11 Or, le directeur de Radio La Voz se trouvait à ce moment-là à Lima, car il essayait de convaincre le gouvernement de renverser sa décision. Nous avons toutefois pu interviewer quelqu’un qui lui est proche : c’était notre première entrevue.12 Il nous a donné le nom d’une autre personne et c’est ainsi, de fil en aiguille, que nous avons pu trouver une vingtaine d’informateurs qui ont généreusement accepté de répondre au questionnaire commun. D’autres informateurs ont été trouvés sur le terrain : la propriétaire d’une auberge, la cuisinière et propriétaire d’un resto… et le curé de Bagua Grande. Il était, lui, particulièrement méfiant : il nous a demandé de revenir avec des photocopies de notre documentation. Au moment de l’entrevue, il ne voulait pas non plus être enregistré, mais on a heureusement réussi à le convaincre. C’est que, tel que nous avons découvert plus tard, il a pratiquement été accusé par le gouvernement de “terroriste” – tout comme le directeur de Radio La Voz.

En outre, des journalistes – surtout, semble-t-il, un journaliste britannique qui a été expulsé du pays par la suite car il criait au génocide sans pouvoir apporter de preuves – lui ont fait dire ce qu’il n’a jamais dit, en particulier qu’il y avait des fosses secrètes de nativos,13 laissant ainsi entendre qu’ils avaient été tués par la police pendant le desalojo.Nous n’avons évidemment pas pu, ni voulu – cela n’était pas notre but – confirmer ou infirmer la véracité d’une telle affirmation ; ce que, oui, je peux confirmer, est le fait qu’une partie assez majoritaire des gens – ceux que nous avons interviewés ainsi que ceux avec qui nous avons tenu des conversations informelles – croit bel et bien que ces fosses existent.

Nous sommes allés également à Bagua, où nous avons interviewé le très conservateur père catholique de la ville, de 74 ans : à la différence du curé de Bagua Grande, il était scandalisé par la “violence” provoquée par le blocage de la route – “la grève des natifs,” selon ses propres termes – ainsi que par “la politique de violence” des organisations sociales qui les appuyaient.Des quatorze entrevues faites aux colonos, il n’y en avait que deux qui affichaient cette position tranchée de condamnation – bien que, faut-il préciser, tout le monde déplore également les morts des “frères policiers” et des “frères natifs.” L’autre interviewé qui condamne sans palliatifs les actions des nativos est également un homme âgé, résident de Bagua Grande (77 ans).

À Bagua, nous avons également interviewé un avocat, un révolutionnaire de gauche “de los de toda la vida” qui conseille légalement les communautés et organisations natives. Cet avocat, qui a participé aux négociations entre celles-ci et le gouvernement, a été accusé par celui-ci d’être l’un des “auteurs intellectuels” du Baguazo.14

Parmi les personnes interviewées, il y avait également, entre autres, une assistante sociale, une fonctionnaire du Ministère du Travail, un journaliste et fonctionnaire de la municipalité de Bagua Grande, et une commerçante très impliquée dans diverses organisations, dont une qui s’occupe depuis longtemps – donc, bien avant le Baguazo – des natifs incarcérés : appelons-la Esperanza, une métisse ayant vécu une partie de son enfance dans une communauté de la province de Bagua qui héberge des natifs de passage – ou, plutôt, qui les hébergeait avant le 5 juin : ceux-ci ont pratiquement disparu des rues des deux Baguas depuis cette date, car ceux qui s’y trouvaient étaient arrêtés, tout particulièrement pendant le couvre-feu qui a duré plus de deux semaines après le Baguazo.

C’est cette dame qui, le 5 juillet, a érigé une croix à la mémoire des morts et disparus à l’endroit même où le desalojo a eu lieu, soit la colline surplombant la Curva del Diablo (voir l’image, plus haut). Et c’est enfin elle qui nous a présenté les seuls deux nativos qui, d’après elle, se trouvaient à Bagua Grande vers la fin juillet 2009 – à part ceux qui se trouvaient en prison : l’épouse d’un prisonnier de longue date et son fils, d’une vingtaine d’années.

Nous avons interviewé celui-ci à sa propre demande. Il nous a raconté que son frère cadet qui, tout comme lui, n’avait pas participé au blocage de la Curva del Diablo, aurait été arrêté et torturé pendant plusieurs jours par la police.Le soir du 31 juillet, soit deux jours après notre arrivée, nous avions déjà réalisé quatorze interviews. Sauf celle que je viens de mentionner, elles concernaient des colonos témoins aussi bien du blocage de la route que de son “déblocage” du 5 juin. Nous manquions de “participants” !, c’est-à-dire de natifs ayant pris part aux actions de protestation et ayant été victimes du Baguazo.

C’est alors qu’Esperanza nous a proposé de visiter une communauté native, précisément celle du jeune que nous avions interviewé la veille. Tout d’abord, il fallait solliciter son approbation, ce qui n’a posé aucun problème.

Nous quatre (Wari et moi, Esperanza et le jeune natif) sommes partis le lendemain très tôt, d’abord en moto-taxi au terminal de Bagua Grande, ensuite en taxi collectif de Bagua Grande à Bagua (50 minutes) et enfin, avec un autre taxi, de Bagua à cette communauté, qui se trouve dans le district d’Imaza (la capitale du district est Chiriaco, une petite ville peuplée de colonos) : trois heures de plus en auto (le chauffeur du taxi qu’on a loué est resté avec nous toute la journée ; à notre retour à Bagua, il ne nous a demandé comme paiement que le voyage aller-retour).

Pour arriver à cette communauté, il fallait tout d’abord passer les contrôles de la police – à l’entrée et à la sortie des deux Baguas – , ensuite celui des soldats licenciés de l’armée qui, moyennant une contribution volontaire, surveillent la route Bagua Grande-Bagua afin de prévenir les asaltos et, enfin, le barrage des rondas nativas campesinas. C’était là la seule façon de pénétrer dans le territoire des communautés natives – en fait, il faut traverser cette sorte de “passage frontalier” même pour se rendre à la ville de Chiriaco. Il aurait été tout simplement impossible d’arriver jusque là sans la présence de notre jeune accompagnateur Awajun.

Une fois arrivée à sa communauté, la première chose qu’il fallait faire était de rencontrer le Apu (“chef” élu de la communauté). Nous lui avons expliqué ce que nous voulions faire et il nous a invités à nous présenter devant l’assemblée qu’ils étaient en train de tenir dans une communauté annexe. Là, devant au moins une soixantaine de personnes des deux sexes et d’enfants qui entraient et sortaient de la hutte en tout temps, l’Apu s’est d’abord adressé à l’assemblée en awajun ; c’était ensuite le tour de notre accompagnateur, également en awajun – le seul mot que je comprenais, par-ci par-là, était “Canada.” Lorsque Wari a pris la parole, il a commencé par parler en quechua, langue que, de toute évidence, ne connaissait pas l’auditoire.

Ensuite, il a expliqué, en espagnol, qu’il était leur frère des Andes et que j’étais Espagnol mais vivais au Canada, un endroit où il faisait tellement froid l’hiver que la terre devenait blanche à cause de la neige. Il a ensuite expliqué le but de notre enquête. À mon tour, j’ai précisé que le questionnaire commun serait ou avait déjà été appliqué ailleurs en Amérique latine ; que ceux qui se porteraient volontaires demeureraient anonymes, et qu’ils pourraient en tout temps ne pas répondre à toute question qu’ils jugeraient impertinente. On a également insisté sur le fait que nous n’étions pas des journalistes : en effet, les semaines précédentes, les Awajun en avaient reçu plusieurs qui auraient manipulé leurs propos.

À la fin de nos présentations, un Awajun dans la jeune trentaine qui avait ce qui ressemblait à un laptop sur ses genoux a demandé à l’Apu comment ils pouvaient être certains que je venais vraiment du Canada. J’avais heureusement avec moi ma documentation de l’U. Concordia, ainsi que plusieurs cartes de présentation. Je lui en ai donné une et écrit à l’envers l’adresse URL du GRIPAL, en le prévenant que la plupart du site était en français mais qu’il pourrait trouver quelques pages en espagnol. La méfiance compréhensible qu’ils pouvaient ressentir était enfin estompée.

Ensuite, plusieurs Awajun qui se sont portés volontaires pour être interviewés – tous des hommes – sont venus avec Wari et moi pour réaliser les entrevues. Nous nous sommes ensuite rendus à l’école de la communauté, où Wari a également pu interviewer la maîtresse d’école (en fait, l’épouse du jeune Awajun au laptop mentionné plus haut). Nous avons réalisé quatre interviews dans cette communauté située près de Chiriaco : deux chaque.

À notre retour au poste des rondas nativas campesinas, nous avons également interviewé trois autres natifs de garde (d’une autre communauté), après avoir demandé l’autorisation à leur commandant (ils arrêtaient de temps en temps l’interview pour faire leur travail). Vers la fin de la dernière entrevue, quelqu’un s’est approché du dernier répondant et lui a parlé en awajun. Ensuite, il nous a très poliment demandé des précisions sur notre travail. Tout en lui tendant l’une de mes dernières cartes – j’en ai beaucoup données, ce jour-là – , j’ai commencé à lui expliquer le but de nos entrevues : j’avais déjà acquis une certaine expérience.Il s’est présenté lui-même à son tour : il s’agissait du vice-Apu de la communauté dont les ronderos faisaient partie. Il a déploré le fait que l’on n’ait pas interviewé “les dirigeants,” et il avait raison : on n’avait pas eu l’occasion d´interviewer l’Apu de la première communauté que nous avions visitée non plus… Il avait un discours très structuré sur les causes et les effets de la politique gouvernementale, de la “tournure à gauche” en Amérique latine, d’Evo Morales et de Hugo Chávez… Des “trucs” qui, pour la plupart des interviewés, semblaient sonner tout aussi familiers que le sirop d’érable ou la poutine sauce BBQ.


À la fin de notre bref séjour dans la région, on avait donc 21 entrevues (13 à des colonos observateurs des événements du 5 juin ; 8 à des Awajun qui, pour la plupart, étaient là cette journée fatidique).

Nous sommes partis dimanche, le 2 août, après avoir visité la Curva del Diablo avec Esperanza. La colline surplombant ce morceau de route, interdite au public pendant le couvre-feu, gardait encore les traces de la lutte du 5 juin : bien que plusieurs plantes et fleurs avaient déjà commencé à pousser, la végétation était encore brûlée en grande partie. On voyait également d’énormes rochers qui semblaient avoir été déplacés récemment.

Lundi matin, le 3 août, je suis allé au Centro Amazónico de Antropología y Aplicación Práctica (CAAAP) à Lima, tel que prévu. L’anthropologue Manuel Cornejo avait trouvé l’étudiant idéal pour mener à terme les entrevues dans la capitale, aussi bien à des étudiants Awajun qu’à des dirigeants des organisations natives (notamment, de l’AIDESEP ; voir n. 5). Il s’agissait d’un jeune Awajun qui étudie le commerce international (en passant, il est originaire de la communauté où nous étions allés faire des entrevues deux jours plus tôt). Ce qu’il veut, c’est que sa communauté traite directement avec des partenaires internationaux, sans avoir à passer par les intermédiaires locaux, régionaux ou nationaux. Cette semaine-là, pendant que je participais à un congrès de littérature à Cusco, il a interviewé neuf personnes. J’ai rencontré pour la deuxième fois cet étudiant à l’aéroport de Lima lundi, le 10 août, avant de prendre l’avion de retour au Canada.

Le total des entrevues réalisées au Pérou cet été reliées au Baguazo est donc de trente : neuf (à des Awajun) réalisées à Lima, quatorze (à des colonos, sauf une à un Awajun) à Bagua et Bagua Grande, sept (à des Awajun) dans les communautés du district d’Imaza, province de Bagua (Alto Marañón, près de Chiriaco) .Je n’ai pas entendu encore les entrevues réalisées à Lima ; en ce qui concerne le reste, j’ai écouté “en direct” – et participé, à l’occasion, à – celles réalisées dans les deux Baguas. J’ai également réalisé trois des sept entrevues réalisées dans les communautés.

Or, je ne peux évidemment pas encore tirer des conclusions de ces entrevues. Ce que je peux avancer, tout au moins comme hypothèse de travail, est que oui, j’ai eu l’impression de me trouver en présence de quelque chose que l’on pourrait appeler une “action directe spontanée” ; non pas celle menée par les autochtones, car le blocage de la route a été longuement médité et discuté à plusieurs niveaux décisionnels (entre les communautés natives et les organisations locales, régionales et pan-amazoniennes, pour arriver enfin aux locaux de l’AIDESEP à Lima), mais plutôt la réponse qu’une majorité des colonos des deux Baguas et d’ailleurs dans le Département de l’Amazonas – et, peut-être, du reste de l’Amazonie, voire du Pérou – ont donnée à l’action des forces de l’ordre ce 5 juin 2009.

Le moins que l’on puisse dire est que, avant cette date, une bonne partie de la population regardait avec sympathie les actions des “frères natifs” – l’un des répondants a même affirmé qu’il s’était rendu à plusieurs reprises à la Curva del Diablo et resté quelque temps pour montrer son appui ; il n’aurait pas été le seul non natif à faire ainsi.

Mais ce qui me semble peut-être le plus significatif, c’est le fait que, lorsque les colonos ont appris que les forces spéciales de la police (DINOES) venues de Lima avaient commencé à chasser les natifs se trouvant à la Curva del Diablo à l’aide d’armement sophistiqué comprenant de petits tanks (tanquetas) et des hélicoptères, la population a accouru en masse pour, littéralement, les sauver : d’après plusieurs témoignages, de nombreux chauffeurs de taxis et de moto-taxis allaient les chercher pour les ramener à Bagua Grande (la route d’accès à Bagua était coupée par la police), à l’hôpital s’ils étaient blessés ou à des maisons particulières pour les cacher. Ensuite, pendant le couvre-feu, ils sont restés dans ces maisons jusqu’à ce que le curé de Bagua Grande puisse les emmener à la paroisse et négocier avec les autorités leur retour à leurs communautés respectives ; soit dit en passant, ils étaient plus de huit-cents natifs réfugiés au centro pastoral…

Entre-temps, en attendant leur rapatriement, la population de Bagua Grande a contribué avec de la nourriture et des vêtements (et des émeutes, et des incendies de bâtiments publics à Bagua et à Chiriaco – dont celui de la police nationale – et probablement ailleurs) à rendre leur séjour un peu moins pénible. Elle a ainsi manifesté sa solidarité et sa répudiation des agissements des forces de l’ordre.

Je ne peux évidemment pas assurer la véracité de ces informations ; ce que je peux confirmer, c’est que tant les informateurs nativos que les colonos ont donné presque unanimement cette même version des faits.

Qu’est-ce que je regrette de ne pas avoir fait pendant notre bref, trop bref séjour à Bagua ? Et bien, il aurait fallu interviewer formellement au moins un des chauffeurs de taxi ou de moto-taxi qui sont allés chercher des natifs – on a seulement parlé avec eux off the record. Idéalement, me semble-t-il, il faudrait retourner aux deux Baguas avec un questionnaire plus particulier et chercher des gens qui, si l’on retient mon hypothèse, auraient participé à cette action collective spontanée. Ce sera peut-être pour une prochaine fois, car je compte y retourner.

Je tiens à remercier, tout d’abord, mon assistant Wari Zárate. En fait, l’appeler “mon assistant” ne rend pas justice à son labeur. Affirmer que son aide a été inestimable, c’est aussi peu, trop peu dire. Sans lui, ce travail aurait été tout simplement impossible. Je remercie également les gens, colonos et Awajun, qui ont très généreusement accepté de répondre au questionnaire, ainsi que ceux, plus nombreux, avec qui l’on a parlé plus informellement. Un merci tout particulier va à Esperanza, ainsi qu’au jeune Awajun que nous avons connu grâce à elle, qui nous a permis de prendre le pouls des nativos qui ont participé aussi bien au blocage de la Curva del Diablo qu’à sa fin abrupte. Merci, enfin, à l’étudiant qui a fait des entrevues auprès des Awajun résidant à Lima, ainsi qu’à Manuel Cornejo qui, en plus de me mettre en contact avec lui, m’a tant appris à propos des peuples originaires de l’Amazonie.

Toni GiménezMontréal, le 24 août 2009
http://fis.ucalgary.ca/ACH/JAGM/index.html

NB. Par souci de préserver l’anonymat des participants, certains noms de personnes et de lieux ont été supprimés ou altérés.Notes

1. Voir, par exemple, les articles sur Bagua du journal La Primera: http://www.google.es/cse?q=Bagua&cx=partner-pub-7293414274660558%3A918d33-932d&ie=ISO-8859-1&lugBusca=Ediciones+anteriores.

2. http://es.wikipedia.org/wiki/Departamento_de_Amazonas_(Perú).

3. Shane Greene. Caminos y carreteras. Acostumbrando la indigenidad en la selva peruana. Lima : IEP, 2009, pp. 207-208 ; version originale en anglais : Customizing Indigeneity: Paths to a Visionary Politics in Peru. Stanford: Stanford UP, 2009.

4. http://sabiduriachacha.blogspot.com/2009/08/awajun-wampis-guerreros-y-guerreras-de.html

5. Document de l’Asociación Interétnica de Desarrollo de la Selva Peruana (AIDESEP) cité par Greene, p. 209. L’AIDESEP (http://www.aidesep.org.pe) est une association vieille de 30 ans regroupant plusieurs organisations régionales. Plusieurs de ses dirigeants – qui se trouvaient le 5 juin à Lima – , accusés d’être les auteurs intellectuels des assassinats de policiers, ont été incarcérés ou ont dû s’exiler, comme c’est le cas de son president, M. Alberto Pizango.

6. http://www.talisman-energy.com/

7. Un rapport récent montre que le 72% de l’Amazonie péruvienne, soit 49 millions d’hectares, est désormais couvert par 94 lots d’exploitation d’hydrocarbures, comparativement à 15% en 2005. http://www.servindi.org/actualidad/4161, cité par le bolletin annuel El Mundo Indígena 2009. Lima/Copenhague: IWGIA, 2009. (IWGIA = Grupo Internacional de Trabajo sobre Asuntos Indígenas, pour ses sigles en anglais; http://www.iwgia.org/sw622.asp)

8. http://www.tlcperu-eeuu.gob.pe/index.php

9. Voir à cet égard l’article d’Alberto Chirif “No es tiempo para permanecer callados”, http://www.mapuexpress.net/content/publications/print.php?id=2356, ainsi que cette entrevue – datée du mois de mai – à Carlos Monge: http://www.ar.terra.com/terramagazine/interna/0,,EI8867-OI3760404,00.html

10. Servicios en Comunicación Intercultural (SERVINDI): http://www.servindi.org/

11. http://www.prensaindigena.org.mx/nuevositio/2009/06/25/peru-gobierno-clausura-radio-la-voz/. Le premier ministre Yehude Simon, ainsi que la ministre de l’Intérieur, ont “démissionné” au début juillet, devant l’ampleur des journées de protestation qui s’ensuivirent au “Baguazo” tout au long du pays (voir http://www.infolatam.com/entrada/peru_dimite_el_primer_ministro_yehude_si-14918.html). Alan García avait déjà proposé au Congrès de la Nation le 17 juin la dérogation des décrets les plus controversés (http://radioecos.radioteca.net/leer.php/1924079)

12. Nous tenons à préserver l’anonymat de tous ceux qui ont répondu au questionnaire.

13. http://www.noticias.peruservis.com/general/parroco-de-bagua-grande-nunca-asegure-que-existan-fosas-de-nativos-en-amazonas

14. La República, 10 juillet, p. 17 ( http://issuu.com/larepublica_peru/docs/edicicon-norte-100709/17 )

viernes, 14 de agosto de 2009

VRAE: ¿terrorismo a secas o “narcoterrorismo”?

Resulta efectivamente incomprensible que después de lo que el Perú vivió por más de 15 años, no se pueda determinar de manera clara y concisa que es lo que está realmente sucediendo en el VRAE; al contrario, lo que se ve, es una extraña ambigüedad en cuanto a la designación del “enemigo” así como una posición nada coherente por parte del gobierno cada vez que hay ataques - ya casi con aires de sacrificios rituales de soldados y policías (ya son más de 10 los atentados en lo que va del año) marchando hacia la muerte – de esa naturaleza.

Dicha ambigüedad rebota en los medios y en lo que se puede denominar opinión pública. Pues decídanse: ¿Es terrorismo a secas o “narcoterrorismo”? Si se trata de “narcoterrorismo” ¿por qué en los medios y los analistas, los comentaristas u otros se hace hincapié solamente en la dimensión “terrorista”? ¿Y el narcotráfico? ¿Qué hay del flujo importante de dinero que se mueve producto de esta actividad? ¿Dónde se concentra el lavado de este? ¿Cómo se mueve en la región? ¿Cómo sale este dinero del país? ¿Cómo sale la droga del país? ¿En qué empresas se disfraza? ¿Dónde se encuentra sus principales intereses? ¿Quiénes (sí, nombres…) están detrás de este lucrativo “negocio”? Me parece que esto también debe ser tema de interés.

Si se trata de narcoterrorismo, pues también se tendría que responder a esas preguntas y combatir por ese frente, es decir una estrategia global que abarque la violencia que esta ocasiona y el negocio mismo del narcotráfico. Salidas belicistas pidiendo la cabeza de “terrucos” no va a solucionar nada. Lo que se necesita es una salida política por parte del gobierno y es eso lo que no se ha visto. Es eso lo que se debe cuestionar.

Alinearse con las posiciones del gobierno no nos llevará muy lejos. Estas últimas parecen inscribirse en una clara y cada vez más nítida línea de construcción discursiva de una “amenaza narcoterrorista” de proporciones alarmantes que no corresponden a la realidad y poniendo énfasis en una sola y única dimensión (…la terrorista) mas aglutinadora en la sociedad ya que arrastra todo un imaginario de violencia y de terror. Claro que los dispositivos discursivos y sus cajas de resonancia mediáticas no matan policías ni militares, son más bien esos ex –senderistas (Dicho sea de paso, no deben ser los únicos que ofrecen esos “servicios”) que, fungiendo de mercenarios, asesinan impunemente sin que se haga nada concreto para frenar eso, más que hacer rondas, lo más frecuente, alrededor de la "muerte". La desfachatez en el gobierno es tanta en el manejo del tema que un ex ministro de defensa, Ántero Flores-Aráoz, se muestra impotente con expresiones como esta:
“¿En qué país vive este señor? ¿No ve lo que está sucediendo en el VRAE? ¿No ve las celadas que les han hecho a nuestras Fuerzas Armadas y lo que sucede en el Vizcatán? ¿Dónde estamos? ¿En qué país está? ¿Y así quiere gobernar?” (en reacción a las declaraciones de Ollanta Humala en http://peru21.pe/impresa/noticia/ollanta-humala-sendero-mrta-ya-no-son-problema/2009-07-23/252100 ) Como que hay algunos que se empeñan en mantener en pie una guerra, la de los 80’s. Una guerra que para ellos no ha acabado o no quieren que acabe… ¿Cuáles serán pues las razones para mantenerse en esa posición y argumentar en ese sentido?